Synthèse du second rapport "European Drug Trends Monitor"
Global Initiative against Transnational Organized Crime | Mars 2025Le rapport European Drug Trends Monitor, deuxième numéro de la Global Initiative Against Transnational Organized Crime étudie les transformations du marché de la drogue en Europe. Ces transformations sont portées par la confluence de plusieurs tendances majeures en matière d’offre et de demande. Elles incluent une surabondance de cocaïne, une épidémie croissante de crack, des changements importants dans la production d’opium en Afghanistan, l’émergence progressive des opioïdes de synthèse, la légalisation partielle du cannabis dans certains pays et la montée en puissance de stimulants synthétiques tels que les cathinones de synthèse, en particulier dans le contexte de la guerre de la Russie contre l’Ukraine. Le rapport documente aussi les tendances du marché illicite croissant des médicaments sur ordonnance détournés ou falsifiés.
Les tendances sont surveillées dans douze villes entre octobre 2024 et janvier 2025 : Anvers (Belgique), Barcelone (Espagne), Bucarest (Roumanie), Eindhoven (Pays-Bas), Hambourg (Allemagne), Istanbul (Turquie), Kyiv (Ukraine), Londres (Royaume-Uni), Marseille (France), Milan (Italie), Prague (Tchéquie) et Stockholm (Suède).
Dans chaque ville, des informations sont recueillies sur la disponibilité des drogues, les prix de détail et de gros, et les dynamiques criminelles dans les activités de trafic. « Le dispositif de surveillance s’appuie sur des recherches de terrain, l’analyse des données fournies par les autorités, des informations recueillies lors d’entretiens […] ». Le rapport s’appuie également sur la surveillance et l’analyse de centaines de canaux de médias sociaux et d’applications de messagerie cryptée comme Telegram et Signal, ainsi que sur des dizaines de marchés du dark web. Cette édition résume les principales conclusions pour deux ensembles de substances particulièrement préoccupants : les cathinones de synthèse et la kétamine. Elle fournit également une mise à jour sur le captagon, compte tenu des derniers développements.
La kétamine gagne en popularité
La kétamine est largement disponible en Europe, en particulier dans les milieux de la vie nocturne et les communautés d’automédication. Les plateformes du dark web la proposent en vrac à des prix nettement inférieurs à ceux des réseaux sociaux et des environnements festifs. Elle n’est pas soumise à un contrôle international dans le cadre des conventions des Nations Unies sur les drogues. Les saisies en Europe signalent un marché non médical croissant depuis les années 1990. Son usage s’est répandu dans les milieux de la vie nocturne, du chemsex et comme moyen d’automédication contre la dépression. Les analyses des eaux usées de 2023 indiquent une consommation croissante dans douze des vingt-deux villes observées.
En France, la consommation à vie atteint 4,8 % chez les 25-34 ans, avec une augmentation sur les cinq dernières années. Au Royaume-Uni, elle est de 1,3 % chez les 16-24 ans. Les saisies uniques sont passées de moins de 500 en 2006 à environ 3.500 en 2022. La quantité saisie a plus que triplé entre 2021 et 2022, atteignant 2,8 tonnes. La perception de la kétamine comme traitement contre la dépression contribue à sa diffusion. Elle est souvent qualifiée de drogue de choix de la « génération Z ». Contrairement à la cocaïne ou aux opioïdes, elle est rarement vendue sur les marchés physiques. Sa distribution repose sur les réseaux sociaux, le dark web et les contextes festifs. Elle est disponible en ligne dans la plupart des pays, avec une exception à Kyiv (Ukraine) où l’offre est plus limitée. Son coût est plus faible que celui de la cocaïne, avec une pureté perçue comme plus élevée.Les prix varient selon les canaux. Le dark web propose des tarifs plus bas pour les commandes en vrac. La variété spécifique, notamment la S-kétamine, influence également le prix.
Les approvisionnements en gros de kétamine viennent principalement d’Asie, avec un rôle logistique central pour les Pays-Bas
Le marché n’est plus dépendant du détournement de sources médicales légales. Il s’est transformé en une activité organisée à faible risque. Le dark web permet la livraison de grandes quantités directement depuis l’Asie ou par des courtiers locaux.
L’Inde est identifiée comme principal pays d’origine, avec un rôle plus réduit pour le Pakistan et la Chine. Les Pays-Bas assurent l’acheminement vers les marchés belge, français, suédois et britannique. Le marché de Milan, auparavant dominé par des groupes chinois, est désormais alimenté depuis le nord des Alpes. À Londres, le trafic est organisé par des groupes nationaux liés aux Pays-Bas. Les importations transitent parfois par des sociétés-écrans aux Pays-Bas ou en Belgique. Le dark web est la principale interface entre les vendeurs asiatiques et les clients européens. Telegram assure les contacts locaux, souvent ville par ville, avec livraison ponctuelle. Le trafic de kétamine en ligne reste une activité à faible risque pour les organisations criminelles, en raison d’une surveillance limitée du fret maritime et aérien depuis l’Asie, et de l’usage systématique des colis postaux. Les paiements se font majoritairement en Bitcoin ou Monero sur le dark web. Sur Telegram, les options sont plus souples et incluent Tether ou le paiement en espèces à la livraison.Les plateformes du dark web néerlandaises, et dans une moindre mesure d’Asie de l’Est, dominent le commerce en gros. L’expression « kétamine indienne » est souvent associée à une qualité perçue comme supérieure.
Des signaux forts indiquent l’existence de sites de production illégaux en Europe, notamment aux Pays-Bas et en Belgique, sans qu’il soit possible d’en mesurer l’ampleur. Certaines cargaisons partent aussi d’Europe, avec un rôle identifié pour les passagers aériens. Le mélange entre marchés légaux et illégaux, et la montée en puissance de la vente en ligne, posent un problème de santé publique. Les formes traditionnelles de répression sont peu adaptées.
Les cathinones de synthèse font leur entrée sur les marchés européens
Même sans données de saisie exhaustives, les cathinones de synthèse sont largement disponibles sur les médias sociaux et les plateformes du dark web. Leurs prix bas, associés à une qualité perçue comme élevée, entraînent une augmentation de la consommation et de la dépendance.
L’Europe a vu croître la présence et l’usage de ces substances au cours de la dernière décennie. Les variétés les plus fréquemment saisies sont l’α-PVP, la 3-MMC, la 3-CMC et la 4-MMC. Ces substances, parfois appelées « salts », sont souvent vendues comme des substituts aux amphétamines, à la cocaïne ou à la MDMA.
On dispose de peu de données fiables sur les lieux de production, les chaînes d’approvisionnement, les prix et la pureté. L’usage de cathinones, notamment la 4-MMC à Londres et la 3-MMC en France, est particulièrement lié aux contextes de chemsex. Le nombre de nouvelles cathinones synthétiques signalées au système d’alerte précoce de l’Union Européenne diminue depuis 2014. Les autorités ont réussi à saisir des produits en provenance de Chine et d’Inde au début des années 2010. En 2022, la 3-CMC représentait plus de 60 % des volumes saisis dans l’UE. Des dérivés chimiquement modifiés sont utilisés pour contourner les contrôles douaniers. Les cathinones sont principalement disponibles en ligne, surtout aux Pays-Bas et en Allemagne. Le prix par unité diminue fortement pour les achats en quantité, ce qui suggère une offre abondante.Contrairement à la méthamphétamine ou à la MDMA, les cathinones synthétiques sont perçues comme plus pures, ce qui constitue un argument de vente important, surtout à prix réduit.
La production de cathinones synthétiques augmente en Europe de l’Est
Jusqu’à récemment, la demande européenne était principalement satisfaite par les importations venues de Chine et d’Inde, avec les Pays-Bas comme plateforme de transit. Une production existait déjà en Europe, notamment en Pologne. Depuis 2021, plusieurs indicateurs montrent une production croissante en Europe de l’Est, avec une augmentation des flux en provenance de Pologne et d’Ukraine vers l’ouest. Cette production coïncide avec les premiers signes de pénurie d’héroïne en Ukraine. Les cathinones synthétiques se sont diffusées dans ce contexte: elles sont utilisées pour atténuer les effets psychologiques du conflit. L’usage de l’α-PVP et de la 4-MMC a fortement augmenté chez les consommateurs d’héroïne en Ukraine. Des tendances similaires avaient été observées en Hongrie et en Roumanie lors de précédentes pénuries.
Kyiv (Ukraine) présente les prix de détail les plus bas pour l’α-PVP et la 4-MMC parmi les villes étudiées, probablement grâce à une capacité de production locale bien installée. La majorité des ventes à Kyiv passe désormais par des caches (« dead drops ») organisées via Telegram ou le dark web. Ce modèle est désormais répandu dans les villes observées. Le nombre élevé de saisies et le démantèlement de laboratoires clandestins montrent une forte disponibilité en Ukraine, en particulier dans la région de Kyiv. En 2024, les forces de l’ordre ukrainiennes ont démantelé 74 laboratoires. Une part importante des cathinones produites en Ukraine est expédiée par services postaux vers la Lituanie, la Pologne et l’Allemagne. La demande régionale croissante aurait déplacé certaines capacités de production vers les pays voisins, en réponse aux pressions exercées en Ukraine.
La Biélorussie connaît actuellement une forte augmentation du trafic de 4-MMC et d’α-PVP, facilité par les vendeurs du dark web et les réseaux Telegram. Des opérations conjointes entre l’Ukraine et la Pologne ont permis de démanteler des laboratoires de production. Des offres d’emploi pour chimistes ou coursiers impliqués dans la production et la distribution ont été repérées en ligne, en Ukraine, en Pologne et en Lettonie. Un laboratoire important, spécialisé dans la production de drogues synthétiques pour le marché d’Europe occidentale, a été démantelé en Lettonie avec le soutien d’Europol.
Les réponses institutionnelles face aux cathinones restent faibles
La consommation croissante de cathinones de synthèse pose de graves problèmes de santé publique. L’usage fréquent entraîne une dépendance, et il n’existe actuellement aucun traitement de substitution approuvé. Les réseaux numériques de distribution, la pureté élevée et l’absence de réponse structurée en matière de réduction des risques aggravent la situation. Le manque de recherche sur ces substances complique toute stratégie de prévention ou d’intervention. Contrairement aux opioïdes, aucune thérapie substitutive n’a été validée pour traiter la dépendance aux cathinones. Les rares recommandations se limitent à des conseils d’hygiène et à la réduction de l’injection dans les contextes de chemsex. L’absence d’interventions médicales adaptées aggrave les symptômes de sevrage et contribue à des troubles psychiatriques sévères. À Kyiv (Ukraine), la forte augmentation de la consommation est associée à une hausse préoccupante du nombre de suicides chez les jeunes.
La dématérialisation du trafic rend les contrôles plus difficiles, tant pour les forces de l’ordre que pour les services de santé. L’absence de données sur les modes de consommation empêche les décideurs d’élaborer une réponse adaptée.
La production de captagon commence à s’implanter en Europe
La chute du régime syrien en décembre 2024 a bouleversé les circuits d’approvisionnement du captagon. La production d’amphétamines, autrefois concentrée en Syrie, se fragmente : les producteurs européens semblent vouloir s’insérer dans cette chaîne de valeur. Le captagon, autrefois fabriqué à base de fénéthylline, est aujourd’hui composé uniquement d’amphétamine. Associé depuis longtemps au Moyen-Orient, il apparaît désormais sur les marchés en ligne européens, où il se vend entre un et deux euros la pilule. La Syrie a été le principal pays producteur ces vingt dernières années. La production était contrôlée par des réseaux proches de la 4e division blindée de l’armée. Avec la chute du régime et la désorganisation des installations existantes, de nouveaux centres émergent. La qualité du captagon a diminué, les circuits étant plus instables. En Europe, les détaillants rencontrent plus de difficultés à s’approvisionner.
Même si la présence du captagon reste limitée en Europe, de nouveaux schémas de distribution suggèrent l’émergence d’un marché en ligne de niche. Des preuves indiquent que la production a commencé dans certains pays, notamment aux Pays-Bas et en Allemagne. Le port de Lattaquié reste un point de départ important pour les cargaisons en provenance de Syrie. L’essor de laboratoires aux Pays-Bas s’inscrit dans une continuité de production d’amphétamines déjà bien installée. L’Allemagne semble devenir une plaque tournante pour les fournisseurs européens. L’Irlande est évoquée comme un pays à faible risque d’interception. La plupart des envois se font par voie postale, comme pour les autres drogues synthétiques.
Le rapport souligne une transformation relativement rapide et structurée du marché européen des drogues. La kétamine s’impose comme une substance centrale, portée par sa disponibilité en ligne, son prix abordable et son usage médical détourné. Les cathinones synthétiques, longtemps périphériques, deviennent un marché à part entière, soutenu par une production décentralisée en Europe de l’Est. Le captagon, quant à lui, amorce une phase de transition, avec les premiers signes d’une implantation en Europe, dans un contexte de redéploiement des chaînes syriennes.
L’ensemble de ces dynamiques repose sur des circuits numériques, des flux discrets, et une capacité d’adaptation élevée des acteurs criminels. Les outils traditionnels de contrôle sont souvent dépassés. Le manque de données, l’absence de traitements spécifiques et la faible réactivité institutionnelle laissent ces marchés se développer à bas bruit. Le rapport souligne la nécessité d’un suivi plus fin, d’une meilleure compréhension des logiques d’offre et d’un élargissement des réponses en matière de santé publique et de régulation.
Par Sandrine Le Bars
Voir le rapport ici
ou https://globalinitiative.net/analysis/european-drug-trends-monitor-1/
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