Le troisième numéro du European Drug Trends Monitor, publié par Global Initiative Against
Transnational Organized Crime (GI-TOC), documente les transformations majeures que connaissent les marchés européens de la drogue. Ce bulletin suit l’évolution de la disponibilité, des prix et des dynamiques criminelles dans 12 grandes villes européennes : Anvers, Barcelone, Bucarest, Eindhoven, Hambourg, Istanbul, Kiev, Londres, Marseille, Milan, Prague et Stockholm.

Les marchés de la drogue européens traversent une période de mutations considérables, alimentées par plusieurs tendances convergentes : une offre excédentaire de cocaïne, une épidémie croissante de crack, des changements significatifs dans la production d’héroïne en Afghanistan, l’émergence graduelle d’opioïdes synthétiques, la légalisation partielle du cannabis dans certains pays, et la montée des stimulants synthétiques. Le rapport se concentre particulièrement sur deux substances dont les marchés évoluent rapidement : le cannabis et la cocaïne.

• L’émergence d’une « ceinture libérale » du cannabis en Europe occidentale

Pays ayant régulé la consommation récréative de cannabis (+Malte)

Une transformation législative majeure s’est opérée en Europe concernant le cannabis. Le 1er avril 2024, l’Allemagne a légalisé la possession privée jusqu’à 50 grammes de cannabis et le port de 25 grammes, ainsi que la culture à domicile et les clubs de cannabis pour la production collective. Cette décision place l’Allemagne au centre d’une « ceinture libérale » qui s’étend désormais en Europe occidentale.

Malte a ouvert la voie en 2021 en devenant le premier État de l’UE à légaliser la possession, la production et l’usage de cannabis dans certaines limites. La Suisse a autorisé des projets pilotes scientifiques pour la fourniture de cannabis récréatif, tandis que les Pays-Bas ont lancé une expérience de chaîne d’approvisionnement contrôlée dans 10 municipalités. Le Luxembourg a permis la culture et la consommation à domicile en 2023, et le 3 juillet 2025, le Sénat tchèque a approuvé un projet de loi autorisant la possession jusqu’à 100 grammes à domicile pour les adultes de 21 ans et plus.

Cette évolution législative crée un paysage inégal en Europe. Alors que certains pays libéralisent leur approche, des États voisins comme la France et la Pologne maintiennent des régimes répressifs stricts et critiquent la libéralisation ailleurs. Les craintes initiales d’un tourisme de la drogue vers l’Allemagne ne se sont pas concrétisées, mais l’inquiétude persiste quant à l’exploitation de cette situation par le crime organisé.

L’un des principaux objectifs de la légalisation était de réduire le crime organisé et son implication dans les chaînes d’approvisionnement du cannabis. Cependant, les premiers indicateurs montrent des résultats mitigés et largement inattendus. Bien que les infractions liées au cannabis aient diminué de 30 à 60% entre 2023 et 2024 en Allemagne grâce au nouveau cadre légal, les syndicats de police et de magistrats ont critiqué la législation. Ils estiment que les seuils élevés de possession facilitent le trafic de drogue et le crime organisé, tandis que la charge administrative de mise en œuvre de la législation est décrite comme un « monstre bureaucratique ».
En outre, l’Allemagne a connu un développement inattendu qui pourrait involontairement saper le marché illicite. Déjà en 2017, le pays avait légalisé le cannabis médical pour traiter un ensemble restreint de conditions. Avec la légalisation récréative, les règles strictes de prescription ont été assouplies.
Un boom de plateformes de prescription en ligne fortement commercialisées a émergé, malgré l’interdiction de publicité pour les médicaments sur ordonnance. Ces plateformes permettent un accès rapide à une prescription de cannabis basée sur un simple questionnaire à choix multiples avec des questions suggestives orientant directement vers un traitement au cannabis. Toutes les plateformes facturent des frais pour une ordonnance, allant de 4,99€ à 14,99€. Les patients peuvent choisir parmi des dizaines de souches et de marques, avec des prix de 6€ à 12€ par gramme, similaires ou même moins chers que sur les marchés illicites.

Remplir le questionnaire ne prend que quelques minutes. Les raisons potentielles justifiant le besoin de cannabis incluent la douleur chronique, les troubles du sommeil, le cancer, les conditions neurologiques et les soins palliatifs, sans nécessité de documentation. Une fois le questionnaire soumis, une ordonnance est délivrée en quelques heures par un médecin qui n’a eu aucun contact direct avec le patient. La prescription peut être soumise directement à une pharmacie spécialisée qui offre la livraison à domicile.
Selon les données officielles, en 2024, l’Allemagne a importé 72,85 tonnes de cannabis à des fins médicinales et scientifiques, avec une tendance en augmentation rapide. Au premier trimestre 2025, les importations ont atteint environ 37 tonnes, contre seulement 8 tonnes à la même période avant la déréglementation du cannabis médical. Un entrepreneur du cannabis affirme que sa plateforme principale reçoit « des milliers de commandes » par jour.
Ce marché de cannabis médical déréglementé, hautement accessible et facile à gérer, semble se substituer à un marché de détail licite inexistant. Il entre en concurrence avec le marché illicite tout en offrant une qualité supérieure et une transparence sur la composition des produits. Bien que largement critiqué par les praticiens de santé, ce système a fourni un moyen inattendu de saper le marché illicite et le contrôle du crime organisé sur les chaînes d’approvisionnement, l’objectif initial de l’effort de légalisation.

• Les marchés illicites du cannabis restent résilients mais font face à une concurrence croissante

Malgré les changements législatifs dans certains pays européens, les marchés illicites de cannabis prospèrent toujours en raison de la taille de la population d’utilisateurs et de l’absence de chaînes d’approvisionnement licites pour le cannabis récréatif.
Les taux de prévalence du cannabis ne diffèrent pas significativement entre les pays où la drogue a été légalisée ou dépénalisée et ceux où elle reste interdite. En Europe occidentale, où les régimes de prohibition, de dépénalisation et de légalisation coexistent dans une zone géographique limitée avec des frontières ouvertes, la prévalence du cannabis est uniformément élevée. Chez les 15-34 ans, la prévalence annuelle du cannabis en 2022 dans des pays comme l’Allemagne, la France, l’Espagne, les Pays-Bas et l’Italie se situe entre 17% et 21%.

Les données les plus récentes montrent que les prix de gros ne diffèrent pas entre les contextes où le cannabis reste interdit et ceux où il est légalisé ou fait l’objet d’expériences de chaîne d’approvisionnement légalisée. Il est également notable que les prix de détail à Hambourg et à Eindhoven sont considérablement plus élevés que dans les villes plus proches des principales chaînes d’approvisionnement illicites d’Afrique du Nord et d’Espagne, comme Marseille et Barcelone, malgré le caractère légal du cannabis en Allemagne et aux Pays-Bas. La proximité des pôles d’approvisionnement semble l’emporter sur le statut légal en termes de prix.

Prix de gros de l’herbe (à gauche) et de la résine (à droite) de cannabis
dans les villes européennes

Les autorités allemandes rapportent que les schémas de trafic de cannabis n’ont pas changé depuis la légalisation. Comme auparavant, le marché illicite est largement supposé être principalement alimenté depuis l’Espagne, la drogue étant transportée vers l’Allemagne par camion. Au Luxembourg, le cannabis est la drogue la plus fréquemment saisie.
Au-delà de l’Espagne comme pays d’origine et de transit clé au sein de l’Union Européenne, des signes d’adaptation et de changements dans le marché de gros du cannabis ont émergé. Les saisies d’envois de cannabis en provenance du Canada vers l’Europe occidentale ont augmenté, impliquant principalement des vols commerciaux, bien que les États de l’Union Européenne signalent également des expéditions maritimes en provenance du Canada.

À travers les villes européennes étudiées, les ressortissants albanais et nord-africains sont les groupes criminels les plus dominants dans l’économie du cannabis. En Allemagne, avant la légalisation, le marché du cannabis était dominé par des Allemands (environ 60%), suivis par des ressortissants polonais, turcs et syriens. Après la légalisation, les groupes criminels organisés sont de plus en plus en concurrence avec le cannabis cultivé légalement et obtenu via des ordonnances en ligne faciles d’accès.

• Les marchés de résine de cannabis largement épargnés par la légalisation

Dans plusieurs villes européennes surveillées pour l’étude du GI-TOC, la résine de cannabis reste un pilier central des marchés illicites de drogues. Contrairement à l’herbe de cannabis, de plus en plus cultivé à domicile ou produit illégalement en Europe dans des installations intérieures contrôlées, la résine de cannabis reste une marchandise principalement transnationale.
Le commerce européen de résine de cannabis repose sur un ensemble diversifié et hautement organisé d’acteurs criminels provenant d’États de l’UE et d’ailleurs, notamment du Maroc. La résine d’origine marocaine domine les marchés européens, et les réseaux criminels marocains (souvent profondément enracinés dans les communautés en Espagne, en France, en Belgique et aux Pays-Bas) sont des acteurs centraux de cette économie illicite. Ces réseaux contrôlent souvent l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement, de l’approvisionnement en résine dans la région du Rif au Maroc à la distribution en gros sur les marchés utilisateurs européens.

Prix au détail du cannabis dans les villes européennes

La chaîne d’approvisionnement de la résine de cannabis se distingue par sa professionnalisation et l’utilisation de « prestataires de services » criminels. Il s’agit de groupes ou d’individus qui ne possèdent pas nécessairement le produit mais offrent des fonctions de soutien critiques, telles que le transport à travers le détroit de Gibraltar en utilisant des go-fast marins, la location de planques et la fourniture de faux documents.
L’Espagne reste le principal point d’entrée de la résine marocaine destinée aux consommateurs européens, en raison de sa proximité et des routes de contrebande bien établies à travers la Méditerranée occidentale. Bien que la plupart du trafic se fasse par voies maritimes, début 2025, les autorités espagnoles ont découvert un tunnel de contrebande de drogue de 50 mètres reliant le Maroc à l’enclave espagnole autonome de Ceuta, soulignant les méthodes sophistiquées employées.

La nature du commerce de résine a alimenté une violence accrue et des contestations. Dans les principaux pôles de transit et de stockage du sud de l’Espagne et du port de Barcelone, les différends territoriaux entre réseaux criminels rivaux se sont transformés en fusillades, incendies criminels et enlèvements. Les analyses de marché d’Europol et de l’Agence européenne des drogues indiquent que la violence associée au trafic de résine est devenue de plus en plus prononcée, souvent liée à des dettes impayées, des vols de grandes cargaisons ou des tentatives de monopoliser les zones de distribution.

Aux Pays-Bas, la politique de tolérance de longue date envers le cannabis a produit une structure de marché paradoxale : bien que les ventes au détail dans les « coffee shops » sous licence soient officiellement tolérées sous des conditions municipales strictes, la culture, la distribution en gros et le transport restent illégaux. Cette asymétrie réglementaire a créé une chaîne d’approvisionnement structurellement instable, forçant les « coffee shops » à s’appuyer sur des sources illicites malgré leur statut quasi-légal. La résine marocaine, avec un niveau moyen de THC de 28,4% en 2023, est acheminée à travers l’Espagne vers les Pays-Bas.
En Italie, bien que les routes terrestres restent prédominantes, un corridor maritime parallèle a émergé. Des yachts privés, souvent déguisés en participants à des régates pour éviter les inspections strictes, sont utilisés pour faire passer la résine en contrebande dans des ports plus petits comme Civitavecchia. La ‘Ndrangheta, en particulier, a exploité cette faille maritime pour importer de la résine à Milan, où elle a stratégiquement augmenté sa présence sur le marché. Les motivations sont économiques et juridiques : la résine de cannabis est une marchandise très demandée avec une valeur de rue croissante, et les peines pour trafic de cannabis en Italie sont souvent deux tiers moins sévères que pour le trafic de drogues plus dures comme la cocaïne.

• La résine de cannabis devient un produit hautement puissant

La résine de cannabis, autrefois considérée comme un sous-produit bon marché à faible teneur en THC, s’est développée en une marchandise commercialement attractive à haute puissance. Son identité double, simultanément normalisée et criminalisée, complique les efforts des forces de l’ordre et de santé publique.
Les tendances de consommation suggèrent que la résine est largement utilisée, particulièrement par ceux qui apprécient sa puissance plus élevée et son dosage perçu comme plus prévisible par rapport à l’herbe de cannabis. Les données de ventes en ligne illicites provenant du dark web et des plateformes de médias sociaux dans des pays comme les Pays-Bas, l’Allemagne, la Belgique, le Royaume-Uni et la Suède montrent un schéma cohérent : le prix de la résine par gramme diminue avec les achats plus importants. Cette tarification basée sur le volume reflète la logique du commerce électronique illicite, où les vendeurs encouragent les transactions en vrac pour maximiser les profits et minimiser les risques logistiques.

Cette évolution est aggravée par la présence croissante de produits hautement concentrés tels que le « rosin » et l’huile de résine de cannabis au butane, certains échantillons testant à plus de 90% de THC. Ces produits ne sont pas seulement plus puissants, mais s’écartent également considérablement des méthodes de consommation traditionnelles, compliquant les messages de réduction des risques et la surveillance réglementaire.

L’Espagne est devenue l’une des principales zones de production européennes pour le cannabis à haute teneur en THC. La permissivité autour de la culture personnelle, juxtaposée à l’interdiction du trafic commercial, fournit un terrain fertile pour l’innovation criminelle. Des réseaux criminels, certains liés à des groupes étrangers dont les mafias italiennes opérant dans la région de Barcelone, ont construit des opérations à échelle industrielle utilisant la Catalogne comme plaque tournante logistique.

À Milan, une augmentation de la puissance de la résine de 17% de THC à plus de 25% reflète la demande des consommateurs et l’amélioration des techniques de traitement. À Marseille, la résine reste la forme dominante de cannabis, distribuée à travers des réseaux d’approvisionnement nord-africains bien établis. Selon les experts locaux de réduction des risques, de nouveaux concentrés tels que le « dry sift » ont commencé à apparaître fin 2024.

Contrairement à la plupart des villes européennes où le prix de la résine rivalise ou dépasse celui de l’herbe de cannabis, à Marseille et Eindhoven la résine est moins chère, probablement en raison d’une saturation du marché. Au Royaume-Uni, la résine occupe une place moins importante dans l’économie du cannabis, mais elle est révélatrice de tendances plus larges en matière de segmentation et de branding, avec des ventes favorisant les unités d’un gramme et la résine souvent regroupée avec de la cocaïne ou d’autres substances.

• La procaïne émerge comme un agent de coupe stratégique dans le commerce de la cocaïne

La procaïne est un anesthésique local principalement utilisé dans les procédures dentaires. Bien qu’elle ne soit pas une substance largement consommée, elle joue un rôle croissant sur le marché illicite de la drogue en tant qu’agent de coupe, particulièrement pour la cocaïne. En 2024, la pureté de la cocaïne a diminué dans certains pays européens pour la première fois en 10 ans. Les sources policières confirment une tendance croissante à utiliser la procaïne comme agent de coupe dominant dans la cocaïne moins pure. Une interprétation potentielle de cette tendance est que la procaïne est utilisée pour augmenter les profits, car son apparence et son effet anesthésiant ressemblent à la cocaïne.

Dans les marchés de drogue en ligne, particulièrement ceux qui utilisent des plateformes de messagerie cryptée et le dark web, les recherches ont révélé des références à la procaïne sous des noms tels que « mixed proca bricks », « coca-proca » et « mixed systems », ermes indiquant une combinaison de procaïne et de cocaïne. Les publicités pour des briques de cocaïne mélangées avec de la procaïne apparaissaient exclusivement dans les groupes de vente en gros et en vrac, ciblant les revendeurs plutôt que les utilisateurs finaux. Les paquets de cocaïne sont coupés avec de la procaïne en Europe plutôt que dans le pays source.

Le déballage, l’adultération et le recompactage au niveau du gros sont considérés comme une procédure très inhabituelle, mais semblent encore se produire fréquemment dans le cas de la coupe à la procaïne. Plusieurs opérations identifiées ont été retracées jusqu’à la région du Brabant aux Pays-Bas, de part et d’autre de la frontière néerlando-belge. En septembre 2024, la police a déclaré avoir démantelé un laboratoire à Anderlecht et confisqué 100 kilogrammes de procaïne – la première saisie en Belgique.

Sur les forums du dark web, de nombreuses discussions tournaient autour de la frustration des consommateurs. Les utilisateurs se plaignaient fréquemment d’avoir acheté de la cocaïne pure, pour découvrir qu’elle avait été coupée avec de la procaïne. Bien que largement absente des places de marché du dark web et rarement reconnue dans les transactions directes, la présence de la procaïne dans les chaînes d’approvisionnement en gros suggère une méthode silencieuse mais efficace d’étirement des volumes de produits.

Voir le rapport ici
ou https://globalinitiative.net/wp-content/uploads/2025/07/Observatory-of-Organized-Crime-in-Europe-European-Drug-Trends-Monitor-Issue-3-GI-TOC-July-2025.v2.pdf